Mohammed VI était à Paris depuis huit jours quand le Haut-Atlas convulsait, guère une surprise tant le fils d’Hassan II, couronné en 1999, pratique le règne en mode télétravail. En cet été finissant, il envisage de profiter de sa résidence gabonaise à Pointe-Denis, un coup d’Etat y ayant renversé son ami Ali Bongo, le voici en France alors bénie de températures quasi africaines. Le souverain apprécie peu l’unité de lieu, une habitude si pérenne que ses résidences à l’étranger sont décorées comme ses demeures marocaines et dotées d’une domesticité disponible douze mois sur douze, "des petit* palais, les mêmes en France, au Gabon et au Maroc", commente en chuchotant un conseiller retraité de la cour royale, qui côtoie le monarque depuis son enfance.
En 2017, Mohammed VI passe 45 % de l’année loin de ses frontières, en 2018, quasiment la moitié. Cette année-là, outre son discret divorce, il subit une opération du cœur à l’hôpital Ambroise-Paré, à Neuilly. Au communiqué médical succèdent deux photos guillerettes publiées par le rappeur Maître Gims, un ami. "Roi en pleine forme" dit la première légende. Une seconde le montre flanqué du comique Jamel Debbouze. Convalescence heureuse qui lui permet bientôt de dîner avec le judoka Teddy Riner à la terrasse du restaurant de l’hôtel Costes. Un roi qui en France s’ébroue, s’affranchit, capable ainsi de pousser la porte du 17 de la rue des Rosiers, la minuscule boutique de Jonathan Optic, où la cinquième fortune d’Afrique, dix fois plus fortuné que le roi d’Angleterre, achète tout seul une paire de lunettes. Chemise à rayures beiges, gilet sans manches et selfie avec le commerçant Jonathan Allouche. Puis il repart.
LIRE AUSSI : Mohammed VI, un roi sous influence : l’enquête qui a fait paniquer le pouvoir marocain
L’incognito du Marais se métamorphose dans ces ruelles, passant au pas léger, devisant avec le rabbin ultra-orthodoxe Israël Goldberg, se promenant chez Truffaut, baguenaudant dans les rayons de la Fnac. Sauf quand, hélas, le sol sur lequel ses ancêtres règnent depuis le VIIIe siècle s’écarte et qu’il faut alors envoyer au Bourget deux avions de l’armée pour l’y chercher, des Boeing 747, un pour lui et sa garde rapprochée, l’autre pour le petit personnel. Les années de règne s’égrènent, l’économie du pays prospère, un TGV relie désormais Tanger à Casablanca, bientôt un autre mettra Marrakech à portée d’Agadir, et pourtant ses absences s’additionnent.
Les Azaitar envoyés royaux
2019, il n’assiste pas à la cérémonie commémorant l’anniversaire de la Marche verte qui permit en 1975 à son père de prendre le contrôle d’une partie du Sahara occidental, y dépêchant les frères Abou Bakr et Ottman Azaitar, repris de justice nés en Allemagne et champions de Mixed Martial Arts (MMA), devenus avec leur troisième frère Omar ses amis depuis le printemps 2018. En tête du cortège, la paire aux biceps saillants salue la rangée de hauts fonctionnaires. 2020, nouvelle opération du cœur, cette fois à Rabat, puis l’achat d’un hôtel particulier, avenue Emile Deschanel, à Paris.
Enfin une adresse pour se rapprocher de ses deux sœurs et de sa mère, parisiennes également, une acquisition attendue depuis que, dix ans auparavant, il vendit son hôtel particulier voisin du musée Rodin. La nouvelle résidence a prestigieuse allure : 83 millions d’euros dit-on, une piscine, un spa, terrasse de 200 mètres carrés, et jardin ouvrant sur la tour Eiffel. L’Instagram des frères Azaitar donne d’ailleurs à voir des selfies pris devant la dame de fer. Hormis des vacances gabonaises, la crise du Covid le retient à Rabat, mais dès le virus jugulé, le revoici dans sa demeure du Champ de Mars, qu’il préfère désormais à ces palaces où il est longtemps descendu avec ses conseillers, le Ritz, le Park Hyatt ou le Crillon, où enfant déjà il pédalait en tricycle dans les couloirs.
Entrevues avec Lang, Dati, Sarkozy
L’attachement à notre capitale remonte-t-il à ces jeunes années ? A sa première apparition publique, 6 avril 1974, obsèques de Georges Pompidou à Notre-Dame ? Dans les rangs recueillis, mains croisées et visage de cire, le petit prince, âgé de dix ans, accompagné par Michel Jobert ministre des Affaires étrangères, étrenne à l’âge des marelles et des scoubidous une vie d’immobilité glacée, d’inclinations contraintes et de fortune immense – 5,7 milliards de dollars selon le magazine Forbes. Désormais jeune sexagénaire – il est né le 21 août 1963 -, le souverain au cœur malade peut ici vivre ce qu’il ne saurait s’accorder en son royaume, Paris la ville des échappées, des intimités, des légèretés. Déjeuners au palace La Réserve, courses chez Alaïa, peu de dîners obligés, aucun officiel, jamais un diplomate ou un ministre, parfois un échange avec le politologue Rachid Benzine, et toujours un moment avec ses amis, le couple Sarkozy, Rachida Dati et Jack Lang.
LIRE AUSSI : Séisme au Maroc : Mohammed VI face aux failles de son pays modèle
Promenades anonymes, encadrées d’une dizaine de gardes du corps en civil, rêvant d’une vie où il serait Mohammed Alaoui, le nom sur son passeport, utilisé par les éditions Nathan pour publier sa thèse de droit public, soutenue en 1994 à Nice. A trois reprises, on vit marchant à son côté le "vice-roi" Fouad Ali El Himma, comme si Rabat régnait depuis la place Vendôme. Et puis son style vestimentaire, singulier, affranchi, voyant, comme s’il voulait que chacun mesure combien il se fichait des contraintes héritées. Chemises Desigual, costumes chamarrés Pathé’O, du nom du styliste burkinabé Pathé Ouédraogo, le "roi de la sape", comme le décrit la presse marocaine, apprécie ces tenues, comme il goûte la compagnie de ces saltimbanques, footballeurs, rappeurs, qui flambent leur vie et lâchent la bride à leur bon plaisir.
"Le roi parle peu, c’est son tempérament, mais il agit", le loue l’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun. Le Goncourt 1987 lui adresse ses livres, conservant les lettres manuscrites que le royal récipiendaire lui retourne. Quand l’auteur, également artiste peintre, expose galerie du Grand Passage, un conseiller du roi choisit six tableaux et le lendemain, un colonel de l’armée marocaine débarque en camionnette pour les embarquer. Mohammed VI sait prendre soin de ses sujets exilés, tout comme il cajole les célébrités françaises amoureuses des douceurs de Marrakech. Quand des travaux perturbent ainsi la tranquillité, embaumée de jasmin, d’un illustre Gaulois, celui-ci reçoit, cachet faisant foi, une malle de soieries moirées et des dizaines de DVD…
Mésentente avec Macron
En août 2022, patatras. Les réseaux sociaux diffusent une vidéo du monarque, chemise bleu délavé, chancelant dans une rue de Paris. Des médias pro-algériens évoquent une ivresse, et Rabat reproche à Paris de ne pas avoir empêché la diffusion. Cette année-là, il séjourne quatre mois en France, à peine un aller-retour éclair pour la fête de l’Aïd-al-Adha, et un autre pour le discours de la fête du Trône, vol vers Paris le soir même. A en croire le journaliste espagnol Ignacio Cembrero, réputé connaisseur du makhzen, cette cour royale d’une vingtaine d’hommes puissants, Yassine Mansouri, le directeur des services secrets extérieurs, Abdellatif Hammouchi, son hom*ologue de la sécurité intérieure ainsi que Fouad Ali El Himma ont plusieurs fois traversé la Méditerranée pour obtenir ses arbitrages.
LIRE AUSSI : Séisme au Maroc : Mohammed VI face aux failles de son pays modèle
Jamais pendant ce séjour privé, il n’est reçu à l’Elysée, une conversation toutefois par téléphone avec Emmanuel Macron, qui ne l’appelle pas lorsqu’il contracte une forme - asymptomatique - du covid, note le journaliste espagnol. Deux fois, juillet 2021 et décembre 2022, le roi aurait même raccroché au nez du chef de l’Etat français. La première, à la suite de l’affaire Pegasus. Il donne alors sa "parole de roi" que ses services n’ont pas placé le président sur écoute, mais celui-ci réagit vivement – le média Maghreb Intelligence, proche des services de Yassine Mansouri, relaie l’information. Pendant la coupe du monde de football au Qatar, Macron veut le féliciter pour la qualification du Maroc en demi-finale, seulement il reçoit un autre appel – et place la ligne sur attente. Ayant décroché entre-temps, le roi met fin à la connexion. Le Commandeur des croyants, commandant en chef des forces armées royales, président du Conseil des ministres, dédaigne être traité comme un gouvernant de passage. Il en fut toujours ainsi, en mars 2000, première visite d’Etat de son règne, Laurent Fabius, alors président de l’Assemblée nationale, est reçu à l’hôtel Marigny puis congédié - trop désinvolte.
Rapports des services secrets
En général, la police française le suit à bonne distance, les autorités étant avisées de son arrivée. La police aux frontières, les correspondants de la DGSE et de la DGSI postés à l’aéroport du Bourget rédigent un premier rapport, transmis en bout de chaîne à la cellule diplomatique de l’Elysée. La préfecture de police de Paris est prévenue.
LIRE AUSSI : Karim Boukhari : "L'Etat français a un problème avec le Maroc"
S’il réside à Betz, ce château de l’Oise que son père acheta aux Grimaldi, la gendarmerie veille. Comme pour se faire pardonner de pomper toute l’eau de la commune, obligeant parfois les villageois à acheter des bouteilles, son entourage fait régulièrement le vendredi apporter un couscous aux commerçants. Jusqu’au Covid, une quinzaine d’élèves du collège étaient invités une fois l’an au Maroc, pour trois semaines, avec 400 euros d'argent de poche chacun.
Volte-face au Bourget
Désormais, la fratrie Azaitar prend ses aises, imposant dans son entourage des proches comme le combattant néerlandais Mohamed Mezouari, ou le champion de jiu-jitsu espagnol Yusef Kaddur, aperçu dans la vidéo d’août 2022. Leurs comptes Instagram les montrent à Paris, comme dans la boutique Gucci, rue du Faubourg Saint-Honoré, avec en légende de la photo cet énigmatique mot : "Gratitude". Des frères floquant leurs sandales en plastique des armoiries royales, accrochant dans leur salle d’entraînement à Rabat à gauche et à droite du portrait officiel du Souverain leurs propres photos, et non, comme l’exige l’étiquette, celles du père du Souverain et de son fils, le prince héritier.
Une latitude qui étonne. Des amitiés qui jamais n’empêchent le roi de travailler à distance, suspendu au téléphone avec ses ministres ou conseillers, et puis, de plus en plus, comme s’il savait que le temps lui était compté, des foucades, des virevoltes, un passage au magasin Truffaut de Villeparisis, en Seine-et-Marne, ou soudain rattrapé par le devoir, un ordre : qu’on le conduise à l’aéroport du Bourget, cette fois il rentre au Maroc. Puis il se ravise, retourne au Champ-de-Mars ou dans l’Oise, s’enferme, téléphone. "Le trône des Alaouites est sur les selles de leurs chevaux", aime à dire Mohammed VI. La version Fantasia du télétravail.
